Suite – Emma Oudiou s’attaque aux violences sexuelles dans le monde de l’athlétisme

Suite, c’est le documentaire choc sorti il y a quelques semaines sur YouTube. Il met en scène le témoignage d’athlètes de tous niveaux, victimes de violences sexuelles dans le cadre de leur pratique. Malgré quelques faiblesses de production, Suite nous prend véritablement aux tripes à travers le récit de ces femmes courageuses. Nous avons rencontré Emma Oudiou, à l’origine de ce film.  

Aux origines de Suite 

Question classique : pourquoi avoir décidé de se lancer dans la création de La Suite ?

Ayant moi-même été victime d’agression sexuelle dans le cadre de ma carrière d’athlète, je suis passée par le système fédéral, mais aussi par le système judiciaire. Dans les deux cas, la réponse qui m’a été apportée était très insuffisante au regard de ce que j’avais vécu. 

J’ai donc voulu offrir aux autres victimes un espace de parole, afin qu’elles puissent s’exprimer pour mieux se réparer. 

Qu’est-ce qui t’incite depuis le départ à parler publiquement du sujet des violences sexuelles dans le monde de l’athlétisme, et plus généralement de la place des femmes dans le sport ? 

Dès le début de mon compte Instagram, en 2015 ou 2016, j’ai tenu des propos féministes. C’est une cause que j’ai toujours défendue. En 2018, j’ai donné une interview au journal Le Monde pour raconter mon histoire. 

Ça a toujours été assez naturel chez moi de m’exprimer sur ces sujets difficiles. En prenant la parole, j’ai reçu énormément de témoignages de femmes qui avaient vécu des drames similaires. Je me suis rendu compte que c’était presque courant dans le milieu du sport de haut niveau. 

Face à ce constat dramatique, je me suis sentie profondément impuissante, et j’ai décidé de commencer ma lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l’athlétisme.

Comment as-tu choisi les athlètes qui témoignent dans ce reportage ? Comment as-tu préparé tes interviews pour les amener à raconter ces histoires si difficiles ?

J’ai sélectionné les intervenantes en fonction de leurs niveaux. Je voulais montrer que tous les niveaux sont concernés et que cela ne touche pas uniquement l’élite de l’athlétisme. Elles ont aussi été victimes d’agresseurs au profil différent : un président de club, un athlète de l’équipe de France et un entraineur. Ça rappelle qu’il n’y a pas un profil-type d’agresseur. 

Pour préparer les interviews, je me suis énormément renseignée en amont. J’ai lu beaucoup de livres, d’études, regardé des reportages. Cela m’a aidé à pouvoir restituer les sentiments des victimes. J’ai construit une trame de questions, qui était identique pour toutes les filles que j’ai reçues. C’était ensuite à moi de m’adapter en fonction du récit. 

De plus, je pense que je jouie d’une certaine légitimité pour parler des violences sexuelles dans le sport. Je suis concernée et j’en parle depuis longtemps. Selon moi, ça a participé à instaurer rapidement un climat de confiance, car il était évident que je ne faisais pas ce documentaire par opportuniste, appât du gain ou je ne sais quoi d’autre. 

Immersion dans Suite

Tu t’en prends assez frontalement à l’INSEP dès le début de ton reportage. Une des athlètes affirme d’ailleurs ne connaitre qu’une athlète qui n’ait pas subi de violences sexistes et sexuelles. C’est un constat édifiant. Comment expliques-tu l’omniprésence des violences dans le milieu de l’athlétisme, et cette impunité des athlètes masculins au sein de cette institution ?  

L’INSEP est un milieu clos. Même géographiquement, il n’est pas facilement accessible et est donc coupé de l’extérieur. Cette configuration favorise un certain isolement, qui peut très vite amener à une vulnérabilité. Les femmes, en particulier, peuvent vite être entrainées dans des relations abusives car elles sont peu nombreuses. 

On évolue par ailleurs dans un univers où l’on apprend très vite à accepter la souffrance. Le corps doit souffrir, être mis en difficulté pour s’améliorer toujours plus. Cela va flouter les limites de ce qui est acceptable ou non de faire subir à sa propre personne. Et ce constat est valable à l’entrainement mais aussi en dehors. D’autant que notre esprit critique est très vite étouffé. On doit se conformer aux méthodes d’entrainement et au rythme de vie. Acceptation et soumission, ces mots résument assez bien ce phénomène qui va évidemment favoriser les violences, notamment sexistes et sexuelles. 

N'oublions pas en plus que nous sommes dans le milieu du sport. Traditionnellement, il y règne une idéalisation masculine très forte. La réussite passe par la force, la volonté de surpasser les autres et de s’élever au-dessus d’eux, de les dominer. Cette quête de pouvoir et de domination va concerner aussi le rapport aux femmes, qui peut facilement être faussé et empreint de ce rapport de puissance malsain. 

Il est très important de comprendre que les violences sexuelles s’inscrivent dans un climat de violences beaucoup plus large. C’est tout l’écosystème qu’il faut revoir si l’on veut espérer faire bouger les choses. 

Les histoires présentées sont extrêmement dures. Les mots utilisés par les athlètes sont particulièrement percutants. Comment as-tu géré cela pendant les interviews ? Comment as-tu réussi à garder la distance nécessaire ? 

Comme je le disais, j’ai beaucoup travaillé en amont des interviews. C’est triste à dire, mais j’ai lu tellement d’atrocités, vu tellement de choses choquantes, que j’ai presque eu un sentiment d’habituation. Lorsque l’on est en permanence plongées au cœur du problème, on finit par s’y habituer. 

Alors quand les filles se sont livrées pour le documentaire, je gardais en tête que « ça ne m’appartient » pas. C’est leur histoire, leur récit, pas les miens. Mon but à moi, c’est de les accompagner dans l’acte courageux qu’elles effectuent devant la caméra. Le suivi thérapeutique que je suis de mon côté m’a énormément aidée à maintenir cette distance nécessaire, et à bien rester à ma place pour laisser aux victimes leur espace de parole. 

Et heureusement ! Il faut avoir en tête que j’ai vu chaque interview plus de 50 fois pour réaliser le montage. Si je n’avais pas effectué ce travail de mise à distance, je n’aurais pas pu boucler le documentaire. 

D’ailleurs, tu as choisi de ne pas parler du tout de toi, hormis au début du documentaire, alors que tu as toi aussi subi une agression sexuelle. Pourquoi ce choix? 

Je m’expose déjà beaucoup. Sur les réseaux, dans mes prises de positions… Si vous voulez connaitre mon histoire, ce n’est pas difficile.

À travers La Suite, je voulais montrer que je ne suis pas la seule, mais aussi que je ne suis pas folle. On sait à quel point la parole des femmes est fragile. En apportant plusieurs témoignages de femmes qui ne se connaissaient pas, j’ai voulu frapper un grand coup. Un acte isolé ne permet pas d’avoir un grand impact, mais en réunissant ces témoignages, j’espérais avoir une réponse collective. Et c’est ce qu’on a eu. 

Suite : et les conséquences ?

À écouter >> Running au féminin: stéréotypes, préjugés, sexismes...

Ton reportage s’appelle « Suite ». On devine que le but n’est pas de faire un one shot mais d’avoir un impact sur le monde de l’athlétisme et la société plus largement. La Fédération a d’ailleurs réagi à ton reportage en te proposant de participer à une réflexion autour des problématiques de violences sexistes et sexuelles au sein de notre sport. Qu’en dis-tu? Qu’aimerais-tu mettre en place concrètement pour faire bouger les choses? 

Oui, j’ai bien été contactée par la FFA, mais aussi par l’INSEP ou encore l’IAAF. Toutes les réactions ont été positives et tous ont exprimé une volonté de travailler avec nous pour mettre un terme à ces violences. En résumé, je dirais qu’il y a tout à faire. 

Tout d’abord, il faut réaliser un travail de sensibilisation, aussi bien des athlètes que des encadrants. Chaque acteur doit prendre conscience du problème et du rôle qu’il peut jouer pour lutter contre. 

Ensuite, il est grand temps d’appliquer une tolérance zéro au sein de la Fédération. Les auteurs des agressions sexuelles ne doivent plus rester impunis. Il en va de même pour les remarques déplacées, voire les blagues salaces qui n’ont absolument par leur place dans un groupe d’entrainement. 

Le suivi des victimes doit lui-aussi être entièrement repensé. Il faut pouvoir instaurer un accompagnement psychologique et juridique. La Fédération pourrait par exemple se porter partie civile dans les affaires d’agression sexuelle, pour donner plus de poids. 

Enfin, je pense que le véritable changement en profondeur ne peut s’opérer que s’il s’accompagne d’une féminisation des institutions. Les femmes doivent être mieux représentées au sein de la Fédération. Elles doivent investir les comités, pour faire entendre leurs voix. 

Tu as choisi de ne citer aucun nom dans le reportage. Cela peut parfois donner l’impression que malgré la libération de la parole, cette dernière n’est que partielle puisque les femmes craignent de nommer les agresseurs. On sait d’ailleurs qu’un des entraineurs cités exerce toujours. Qu’en penses-tu et peux-tu nous expliquer ton choix? 

C’est une question que l’on m’a beaucoup posée sur les réseaux sociaux. La plupart du temps, elle venait d’hommes qui ne comprenaient pas que l’on ne balance pas les noms des agresseurs. 

La raison est simple : j’ai voulu protéger les femmes qui ont accepté de participer à ce reportage. En citant des noms, on donne aux auteurs la possibilité de porter plainte pour diffamation, avec tous les désagréments juridiques, mais aussi les frais que cela suppose. 

Il faut se rendre compte : ces athlètes parlent, pour certaines à visage découvert, d’événements traumatiques qui les impactent encore aujourd’hui. C’est un acte extrêmement fort et on ne peut pas en demander toujours plus aux victimes. 

US athlete Allyson Felix competes in the semi-finals of the women's 400m athletics event at the 2017 IAAF World Championships at the London Stadium in London on August 7, 2017. / AFP / Kirill KUDRYAVTSEV

Le poids ne doit pas toujours peser sur les mêmes personnes. Alors oui, quelque part la crainte est toujours présente, mais qui peut nous blâmer ?! Si vous souhaitez apporter votre pierre à l’édifice, vous pouvez dénoncer. On ne va pas se mentir, de nombreuses personnes avaient des doutes ou savaient ce qu’il se passait. Elles peuvent parler. 

Par ailleurs, presque toutes les victimes qui parlent dans ce documentaire ont porté plainte. C’est déjà un pas énorme. Maintenant, c’est à la justice de faire son travail. 

As-tu eu des retours des femmes qui ont décidé de témoigner ? Que pensent-elles du reportage et quels sont les réactions auxquelles elles sont confrontées ? 

Le sentiment qui prévaut, c’est la fierté d’avoir créé un collectif. On a un groupe WhatsApp toujours très actif depuis la sortie de La Suite. On a dernièrement partagé les lettres que nous avons écrites pour les commissions qui vont avoir lieu au sein de la FFA. 

Bien sûr, chaque athlète a réagi différemment à la sortie du documentaire. Certaines ont été très touchées sur le moment, d’autres ne réalisent que maintenant… C’est très personnel. Elles reçoivent aussi beaucoup de témoignages de victimes qui veulent partager leurs propres expériences, leurs traumatismes et leur douleur. C’est quelque chose de très lourd à porter.

Mais dans l’ensemble, les retours sont très bienveillants et nous recevons beaucoup de soutiens. 

Je précise aussi que la seule athlète qui n'avait pas fait la démarche de porter plainte a décidé de sauter le pas. La rencontre avec les autres victimes a été décisive.

Un mot de la fin ? 

Il y a deux choses que j’aimerais dire pour terminer. 

D’abord, je reçois beaucoup de messages d’hommes qui sont choqués par la situation. Sachez qu’à votre niveau, vous pouvez nous aider. Pour cela, remettez-vous en question et interrogez-vous pour comprendre comment votre comportement peut participer à la mise en place de ces violences. En faisant ce travail d’introspection et de remise en question, vous pourrez adapter vos comportements, mais aussi avoir un esprit critique sur ceux des autres hommes et remarquer les violences banalisées. 

Ensuite, j’aimerais m’adresser aux victimes. Sachez que nous n’avons pas toutes les mêmes moyens pour parler. Il n’y a aucune obligation et surtout aucune culpabilité à avoir. Toutefois, pour s’en sortir, je ne peux que vous conseiller d’en parler, pas publiquement, mais à votre famille ou à un professionnel. 

 

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