Ultra-Sportif : la quête de limites est-elle devenue un danger ?

Ils affrontent les montagnes, la nuit, le froid et parfois eux-mêmes. Les ultra-trailers repoussent sans cesse leurs limites, comme si la douleur était devenue une preuve de vie. Mais à quel moment la passion vire-t-elle à la déraison ?

Dans cet épisode, Cléo Henin et Émilie Roussey, journalistes, partent à la rencontre de scientifiques, de médecins du sport et d’ultra-coureurs pour comprendre les mécanismes physiques et psychologiques de cette quête d’extrême.

Entre fascination du dépassement et signaux d’alerte du corps, une plongée au cœur d’un paradoxe moderne : celui d’un sport qui soigne… et qui peut parfois détruire.

L’ultra, c’est quoi au juste ?

Le terme “ultra” évoque l’excès et la performance absolue, mais sa définition reste variable.
Pour la Fédération internationale d’athlétisme, toute course dont la distance dépasse celle d’un marathon (42,195 km) relève de l’ultra. L’ITRA, l’association internationale de trail running, fixe la limite à 80 km, tandis que certains athlètes ne considèrent l’ultra véritable qu’à partir de 100 km.

Née dans les années 1970 avec la Western States aux États-Unis, la discipline s’est largement développée en Europe avant de connaître un essor fulgurant ces dernières années. Porté par le goût croissant pour les pratiques outdoor, l’ultra-trail attire désormais des milliers de coureurs et de marques. Mais derrière cette quête d’absolu, une question demeure : jusqu’où le corps et l’esprit peuvent-ils, et doivent-ils aller ?

“J’aime me dépasser, mais pas souffrir” Marianne Hogan

Troisième de la Western States et de l’UTMB, Marianne Hogan figure parmi les athlètes les plus marquantes de l’ultra-trail mondial. Pourtant, sa motivation ne repose pas sur la douleur : “Au début, c’est le côté communautaire qui m’a attirée. Passer des heures en montagne avec mes amis, c’est ce que je préfère.”

Elle évoque cependant la dimension introspective de la discipline : “C’est rare que je pense à la souffrance. J’essaie d’éviter ce mot. Ce sont des douleurs temporaires. Quand j’ai mal, je me demande : est-ce que je serai fière de ça plus tard ?

Même blessée, Marianne avance. Lors de la Western States, malgré une hernie discale et de fortes nausées, elle s’est concentrée sur l’essentiel : se projeter. “Je me demande toujours si, le soir, je serai fière de moi.”
Pour elle, la douleur fait partie du processus, sans pour autant devenir une finalité.

Le corps, cette machine faillible

Stéphane Cascua, médecin du sport depuis plus de trente ans, observe avec intérêt et parfois inquiétude l’engouement pour l’endurance extrême. “Il faut accueillir la pénibilité pour progresser. Mais si on la pousse trop loin, on passe de l’adaptation à la dégradation.”

Le corps humain, rappelle-t-il, n’est pas conçu pour supporter des efforts prolongés de quarante heures.

Les risques sont nombreux :

  • lésions musculaires dues aux contractions excentriques dans les descentes ;

  • troubles digestifs, responsables de la moitié des abandons ;

  • fatigue centrale, lorsque le cerveau ne parvient plus à transmettre la commande musculaire.

Les conséquences peuvent être graves : rhabdomyolyse, insuffisance rénale aiguë, voire mort subite. “L’addiction au sport n’est pas une bonne habitude, c’est une souffrance. Quand le sport abîme, ce n’est plus une passion, c’est une pathologie.”

Stéphane Cascua plaide pour une pratique raisonnée : une journée de repos hebdomadaire, des entraînements mesurés, et surtout, la redécouverte du plaisir comme boussole.

Souffrir pour (re)trouver la joie

Pour Raphaël Verchère, docteur en philosophie, la souffrance n’est pas nécessairement négative : “Il ne peut pas y avoir de joie sans résistance. Plus grande est la souffrance traversée, plus grande sera la joie.”

Le philosophe distingue le plaisir, immédiat et éphémère, de la joie, plus profonde et durable, née de l’effort et du dépassement. Selon lui, les sports d’endurance relèvent d’une forme d’ascèse : un travail sur soi, à la fois physique et spirituel.

Cette dimension rejoint parfois une symbolique quasi religieuse. Raphaël Verchère parle d’un “masochisme moderne”, que Freud décrivait comme un besoin de se confronter à la douleur pour se transformer. “Quand on ne peut plus faire souffrir le monde, on se fait souffrir soi-même.”

Chez certains coureurs, cette épreuve devient une manière de se purifier, de “racheter” un passé ou de reconstruire une identité. La souffrance y prend alors le sens d’un passage, voire d’une renaissance.

Courir dans une société du “toujours plus”

Pour Simon Lancelevé, sociologue et auteur de La Quête, la passion pour les ultra-trails traduit une évolution culturelle plus large : “Nous vivons dans une société où ne pas se dépasser, c’est suspect. Rester dans sa zone de confort est presque perçu comme un échec.”

Dans son enquête sur la redoutable Chartreuse Terminorum (300 km, 25 000 m de dénivelé, moins de 2 % de finishers), il dresse le portrait d’un coureur type : homme, quadragénaire, diplômé, cadre ou profession libérale.
Ces athlètes ne cherchent pas seulement à franchir une ligne d’arrivée : ils cherchent à donner du sens à leur existence dans un monde qui valorise la performance permanente.

👉 Simon Lancelevé parle d’une injonction sociale à la douleur : montrer qu’on souffre, c’est montrer qu’on mérite.
Sur les réseaux sociaux, les photos d’effondrement, les visages marqués et les récits d’effort extrême deviennent autant de preuves symboliques de valeur. Le corps y devient langage — celui de la persévérance.

Apprivoiser la souffrance

Comment appréhender cette douleur sans la glorifier ?
Clément Mérot, préparateur mental auprès d’athlètes professionnels, travaille précisément sur ce point : “On s’entraîne à accepter les émotions négatives. Les anticiper, c’est déjà mieux les vivre.”

Il évoque la pain cave (“cave de la douleur”), popularisée par la championne américaine Courtney Dauwalter : “Entrer dans la pain cave, c’est un jeu. On y entre avec des questions et on en ressort avec des réponses.”

Clément Mérot apprend à ses athlètes à distinguer la douleur physique, qui fait progresser, de la souffrance mentale, qui détruit. Il enseigne des techniques de pleine conscience, comme le “scan corporel” : faire l’état des lieux du corps pour redonner du contexte au mental. “Quand ça devient difficile, il faut revenir à son pourquoi. Si l’on agit pour de mauvaises raisons, on finit par s’épuiser.”

Courir pour vivre, pas pour se fuir

L’ultra-trail est une expérience exigeante, à la fois corporelle et existentielle. Il révèle la force mentale, la discipline et la capacité à traverser le doute. Mais il peut aussi conduire à l’isolement, à l’épuisement ou à la blessure, lorsque le dépassement devient obsession.

Comme le résume Clément Mérot : “L’ultra, c’est 33 % de jambes, 33 % de cœur et 33 % de tête.” En somme, courir, c’est avant tout penser et ressentir.


👉Avant de s’engager dans une nouvelle aventure de 180 km, il est peut-être utile de se poser cette simple question : Pourquoi je cours ?

Si c’est pour se sentir vivant, le but est atteint.
Si c’est pour se prouver que l’on existe, il est temps, peut-être, de ralentir — et de redonner toute sa place au plaisir.


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