Strava, Instagram… Pourquoi on ne court plus vraiment pour soi ?

À première vue, la course à pied semble être l’un des sports les plus simples : un espace, une paire de chaussures, et la liberté de partir courir. Pourtant, pour toute une génération de coureurs, ce geste n’a plus rien d’entièrement déconnecté. Il s’accompagne désormais d’une dimension sociale, visible, parfois même attendue.

Dans ce nouvel épisode de Safe Place, Océane (alias @oceandreaa sur Instagram) et son amie Charlotte (alias @Charlottemartn), toutes les deux créatrices de contenu et runneuses, reviennent sur un sujet qui touche de plus en plus de pratiquants : la manière dont les réseaux sociaux transforment la course à pied.

Elles analysent ce glissement d’une activité intime vers une pratique partagée, parfois mise en scène, et souvent comparée. Leur discussion soulève une question centrale : que devient la course à pied lorsqu’elle se transforme en contenu ?

Quand Strava devient un passage obligé

Les deux coureuses racontent avoir découvert Strava par l’entourage, non par nécessité sportive. Au début, la plateforme répond à un besoin simple : suivre ses progrès, être encouragé, se sentir appartenir à une communauté.
Océane résume ce plaisir initial : « C'était trop plaisant d'avoir des gens qui sont là, qui te soutiennent. »

👉 Cette dynamique positive rappelle une réalité : le running est un sport individuel, mais rarement vécu dans l’isolement. Strava a comblé ce manque en offrant un espace de partage, un prolongement social de l’entraînement, une manière de documenter son cheminement.

L’accélération : du partage à la comparaison

Cependant, avec la massification de l’usage, Strava n’est plus uniquement un carnet de bord : il est devenu un réseau social avec ses codes, ses usages… et ses dérives.
Charlotte observe que la comparaison s’est installée progressivement, presque mécaniquement : visibilité des allures, volumes hebdomadaires, fréquence cardiaque, segments… L’outil, conçu pour fédérer, expose aussi les pratiquants à un regard permanent sur leurs performances et trouve que « parfois, la dérive de ça, c'est que […] tu peux facilement te comparer aux autres et tu as accès aux données de tout le monde. »

👉 Les données objectives deviennent parfois des éléments de mesure identitaire ; on ne publie plus seulement ce que l’on fait, on le publie aussi pour confirmer que l’on progresse, que l’on est “régulier”, ou tout simplement… légitime.

L’influence subtile de l’exposition : pression, justification et dérives

Au-delà de la comparaison, l’exposition peut générer une pression intérieure difficile à reconnaître. Océane explique s’être parfois sentie obligée de publier chaque séance, même mineure. Cette obligation implicite conduit parfois à anticiper la manière dont un entraînement sera perçu jusqu’à ajouter des justifications dans les descriptions.

Ce réflexe illustre une forme d’autocensure ou de mise en scène involontaire.
La frontière entre partage sincère et stratégie de protection de l’image devient ténue.

Elle raconte également l’expérience révélatrice d’une sortie effectuée sans enregistrement Strava : un moment libérateur, rapidement contredit par un besoin de “comptabiliser” la séance malgré tout : « Je me suis retrouvée une heure après, après ma douche, sur mon lit, en mode... tu sais, ça me grattait. »

La dépendance numérique n’est plus théorique : elle influence concrètement la façon de courir.

L’effet du compteur hebdomadaire : repère ou contrainte ?

Strava propose un suivi hebdomadaire du kilométrage, très apprécié pour structurer un entraînement. Mais cette fonctionnalité peut basculer vers une logique de performance permanente. « Ça peut devenir un peu obsessionnel. » explique Charlotte.

Vouloir maintenir, voire dépasser, un certain volume peut conduire au surentraînement, surtout lorsque la comparaison s’ajoute à l’équation.
Océane le résume de manière lucide : « C'est un peu un coach toxique parfois quoi. »

Cette tentation de faire “comme les autres” ou “comme la semaine dernière” illustre l’un des problèmes contemporains du running connecté : l’outil de suivi n’accompagne plus l’entraînement, il le pilote.

Un enjeu sous-estimé : la sécurité

L’autre dimension, beaucoup plus concrète, concerne la sécurité.
Océane raconte une expérience particulièrement troublante : un utilisateur de Strava avait réussi à retrouver l’adresse de ses parents en consultant des itinéraires sauvegardés… avant de se rendre physiquement devant chez eux pour le lui signaler.
Le message envoyé contenait ces mots : « Je suis devant chez toi. »
Une situation qui rappelle que la visibilité des données n’est jamais anodine.

👉 Pour Charlotte et elle, la conclusion est claire : masquage des zones de départ et d’arrivée, vigilance sur les photos, suppression des itinéraires sensibles. Une hygiène numérique indispensable, particulièrement pour les femmes.

Instagram : visibilité, inspiration et pression corporelle

Au-delà de Strava, Instagram joue un rôle majeur dans la perception du running.
Les retours positifs et motivants sont nombreux, mais une autre réalité existe : la représentation idéalisée des corps et des entraînements.

Charlotte cite ainsi une remarque entendue à son propos : « Pas hyper affûté pour une coureuse. ». Un exemple révélateur d’une dérive persistante : l’association entre légitimité sportive et apparence physique.

Cette pression esthétique entre en contradiction avec la diversité réelle des corps pratiquant la course à pied. Les deux amies soulignent d’ailleurs que leur génération ne court pas pour perdre du poids, mais pour progresser, accomplir quelque chose, retrouver un équilibre.

Reprendre la main : comment recourir pour soi

Malgré les dérives évoquées, les deux coureuses ne remettent pas en cause l’intérêt des réseaux sociaux. Elles invitent plutôt à revoir la manière dont on les utilise.

Charlotte insiste : « Il faut vraiment le voir comme quelque chose d'inspirationnel et motivationnel. ». Quant à Océane, elle rappelle que la déconnexion est parfois nécessaire : « Pas hésiter à supprimer pendant quelques jours si besoin. »

👉 Leur conclusion commune est simple : les outils numériques doivent accompagner la pratique, pas la gouverner. La course à pied reste un espace où chacun peut et doit retrouver son propre rythme, loin du regard permanent des plateformes.


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